suite 3 et fin
LYON, MAI 2010
Cher Michel, cher Hervé,
C'est absolument bouleversée que je suis sortie de votre re-présentation des Récits de la Passion, au point que je n'ai pu vous écrire immédiatement, comme vous le voyez d'ailleurs ! Ce spectacle était à la fois émouvant, poignant et déchirant : il mettait en scène la douleur comme on la vit, et non comme on l'imagine, ainsi que l'Espérance qui, chaque jour, guide nos pas.
Votre jeu était une véritable prouesse, sans une seule minute de flottement, qui tenait les spectateurs en haleine du début à la fin de la pièce. Ce qui s'est déroulé dans la crypte était si intense que chacun a dû ressortir avec une impression de plénitude et d'apaisement, croyant sans aucun doute n'être resté que quelques minutes.
Vous portiez avec vous toutes les questions, toutes les douleurs, tout l'espoir, toute l'âme de l'humanité. Vous nous avez montré tout à la fois les deux grandes facettes de l'être humain, telles que Baudelaire les définissait, à savoir "deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan", tout en nous apportant un sentiment de charité et de bonté. Après s'être enthousiasmé en votre compagnie, on ne peut plus regarder l'Homme de la même façon... Mais n'est-ce pas le but de tout comédien et de tout metteur en scène que de révéler aux spectateurs la société qui l'entoure ?
Votre talent n'est plus à prouver ni à commenter : il nous porte vers une meilleure compréhension du monde, nous pousse toujours vers un au-delà auquel nous aspirons tous. Et les mots prononcés ce soir-là, tant ceux de Charles Péguy que les vôtres, Michel, m'ont totalement troublée et m'ont poussée à me remettre en questions. Que l'on soit croyant ou non, on est forcément interloqué devant une telle force de paroles, surtout à quelques jours de Pâques. C'est l'Amour et la foi en l'Homme qui nous restent lorsqu'on repense à cette soirée passée en votre compagnie : on ressent toutes les souffrances du Christ lors de la Passion, et l'on ressent également toute la portée du mystère qui prend vie sous nos yeux. Ce n'est pas un cri, ce n'est pas une révolte que vous représentez, c'est un véritable hymne à l'Amour, haletant, lyrique, fracassant qui s'incarne dans le Verbe. On aurait quasi pu fermer les yeux pendant toute la re-présentation pour se nourrir et se laisser bercer par les mots et par vos deux voix, symbole de l'âme humaine. Dans un lieu comme celui où vous nous invitez, comment ne pas se laisser envahir par une émotion viscérale, fascinante, par une agitation convulsive qui nous fait verser des larmes qui nous lavent à la fois les yeux et le coeur ? Ces larmes font fondre sa dureté, font de ce coeur de pierre un coeur de chair. Elles nous rapellent que nous sommes sensibles, vulnérables, émotifs, compatissants, traits de caractère que nous avons trop souvent tendance à refouler et que vous nous renvoyez en pleine figure, comme pour nous ré-apprendre ce que nous sommes réellement.
Quant au texte proprement dit, s'il est, dans son ensemble, absolument fascinant, deux passages m'ont particulièrement touchée, et je veux vraiment vous remercier tous les deux. Vous, Michel, pour les avoir écrits, et vous, Hervé, pour les avoir déclamés : ce sont les passages qui concernent Judas. Judas le mal aimé, Judas le rejeté, Judas l'incompris. Depuis toujours, je ressens une affection toute particulière pour celui qui est resté dans la conscience populaire uniquement comme un traître. Pourtant, il est avant tout un apôtre, et c'est surtout celui sans qui rien ne serait arrivé s'il n'avait pas livré Jésus. Quand on soutient ce type de propos, en général, on est rgardé comme un phénomène : comment peut-on aimer, voire admirer ! un tel salaud ? Cette tendresse ressentie pour cet homme doit presque rester cachée, comme si elle était honteuse... Tout le monde oublie trop vite qu'au bout du chemin, Judas, rongé par le remords, a été le premier apôtre à rejoindre Jésus dans la mort... On pardonne sans aucune difficulté la trahison réitérée de Pierre, mais on juge Judas, on le déteste, on le renie. Ces vers, Michel, réhabilitent enfin cet ami, rappellent pourquoi il a accompli ce geste, perticulièrement quand vous écrivez : "Il te faut me livrer pour ne trahir personne". Dorénavant, grâce à vous Michel, j'ose enfin clamer haut et fort ma sympathie pour cet homme. Dorénavant, quand je pense à lui, c'est votre voix, Hervé, que j'entends, c'est toute l'émotion que vous mettiez à le défendre qui m'accompagne.
L'association de ces deux textes est fascinante pour nous, profanes quant au discernement de leur sens profond. Nous pressentions une merveille et, grâce à vous, Michel et Hervé, nous avons eu accès au sublime. Merci pour cette déferlante d'émotions toujours renouvelée en votre présence.
Très cordialement,
Anne-Claire Gourry
suite 2 :
LA QUADRATURE DU CERCLE
Propos sur Récits de la passion, de Charles Péguy et Michel Béatrix,
avec Michel Béatrix et Hervé Tharel, mars 2010
Arriver bien avant le début du spectacle, fermer les yeux et se laisser gagner par le silence de la crypte de l’église Saint-Joseph des Brotteaux. Peu à peu, les spectateurs vont s’installer. Après le silence, les murmures. Et, déjà, le récit commence, grâce à ces murmures. Fermer les yeux : quand Marie de Magdala et Salomé s’approchèrent du tombeau où avait été enseveli le corps de Jésus (Marc 16-1), elles ne devaient pas parler d’une voix plus forte que ces visiteurs du soir assis dans la pénombre, dont le regard est irrémédiablement attiré par un drap blanc qui gît au sol.
Michel Béatrix et Hervé Tharel, beaux aèdes vêtus de lin et de fil de coton, arrivent à leur tour pour réciter la Passion. Et déclament, et réclament. Ils déclament la douleur du Christ en Croix et de Marie, mère effondrée et martyrisée. Ils réclament la vérité de ces douleurs. Pour qui ? Pourquoi ? « Les romains n’étaient pourtant pas si méchants ». Le jeune charpentier était la fierté de ses parents. Puis, il y eut « la » mission. « Mission », terme scandé par Michel Béatrix, obstinément.
A l’origine, ces Récits de la Passion sont d’une double source : des extraits du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, de Charles Péguy, et Avant-dernières Paroles de l’Homme, texte inédit de Michel Béatrix. Sur scène (nous avons hésité un instant à écrire « sur Cène »), ces deux textes résonnent comme les deux interprètes se font écho dans la déclamation. Ces deux textes s’embrassent comme les deux comédiens se congratulent. Et c’est cette mise en Cène (osons-le maintenant) qui fait de cette pièce, contre toute attente, un spectacle moins poétique, en fin de compte, que politique. Quand il est question de la vie et du sort de l’Homme, dans la cité (serait-elle céleste, elle n’en est pas moins d’abord terrestre car Jésus est déjà là quand deux ou trois se trouvent réunis en son nom – Matthieu 18,20), ne s’agit-il pas de politique ? Pendant les représentations de ces Récits de la Passion, dans cette crypte austère, nous ne sommes pas seulement dans le mystique, mais bien principalement dans le politique, dans le sens le plus élevé qui soit. Où l’enjeu dépasse l’intention…
Relevons au passage que le terme « représentation » est ici abusif. Béatrix et Tharel ne jouent pas. Ils ne sont pas dans la représentation, mais dans la "présentation", à entendre dans l’esprit de la Présentation de la Vierge Marie au Temple.
Ces Récits de la passion, on l’aura compris – nous l’espérons – est une pièce extraordinaire, dans le sens premier du terme. Nous ne sommes pas dans l’ordinaire, à tout point de vue, et théâtral, et liturgique. Michel Béatrix se situe d’emblée, par la disposition scénique, dans une perspective alternative : plutôt que de s’inspirer (et cela aurait été très légitime déjà) d’une trinité évidente et rassurante, il installe son public en rond autour d’un espace de jeu quadrangulaire. On peut ne pas y être consciemment sensible, mais cette quadrature du cercle n’est pas la moindre des contestations au conformisme actuel, responsables probables de notre résignation et de notre désarroi contemporains. Comme un appel à la résistance.
Et attendre, la main de Joseph d’Arimathée posée sur votre épaule, que les derniers spectateurs se retirent ; et goûter au silence du tombeau, cette fois vide, après la résurrection du Christ.
Christian-Yves Pratoussy
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suite 1 :
ENTRE TOPLESS ET BURKA
LE NU FAIT D’EBATS DANS LES VOIX DU MILIEU
ENTRETIEN AVEC MICHEL BEATRIX PAR PAUL AYMIC
Paul Aymic : Michel Béatrix… l’affiche que vous avez conçue pour annoncer votre dernière création « Les Récits de la Passion » semble donc avoir provoqué quelques réactions… dirons-nous : négatives ? De rejet ?
(Rire de Michel Béatrix)
Michel Béatrix : J’en ris aujourd’hui, maintenant que vous m’en parlez, que je dois en reparler… mais j’avoue que le réflexe – que je dirai animal – avec lequel elle a pu être parfois reçue m’a plutôt blessé.
P.A : Pourquoi, comment cela ?
M.B : Une intuition artistique - et pour moi donc : spirituelle - que l'on veut censurer est un acte qui relève d'un désir de mutilation... ça c'est pour la blessure. Cela révèle aussi l'existence de mutilations opérées au secret de certaines sensibilités qui souffrent surtout d'en souffrir seules et sans le savoir.
P.A : Que s’est-il passé ?
M.B : La nudité, dès lors qu’elle ne sert pas à vendre des sous-vêtements ou des produits d’hygiène corporelle ou du rêve ou des vacances ou… n’importe quoi qui s’inscrive dans une démarche commerciale, sinon vénale ou mercantile, la nudité gène, provoque des réactions de rejets, d’hostilité, de points arrêtés et morts sur les passages protégés des volontés de non-compréhension, de non-écoute.
P.A : On peut regretter mais aussi comprendre que certaines sensibilités puissent être offusquées par la nudité affichée.
M.B : Moins offusquées par la nudité qu’effrayées par l’interpellation au retour à soi-même à laquelle elle les invite. Des voix de protestations se sont en effet élevées contre l’annonce des Récits de la Passion, placée sur l’affiche entre les parenthèses basses et hautes de deux nudités jumelles et opposées ; elles se sont élevées sans d’ailleurs rien élever d’autre que quelques clapotis de vagues ; elles n’ont élevé ni ceux qui les ont émises, ni aucun des rares qui les ont entendues ; ces voix se sont enflées d’envie de polémique plus qu’elles n’ont souhaité élever au moindre débat ; ces voix se sont écrites et postées comme des mains auraient voulu bâillonner, sinon étrangler à tant enrager de s’étrangler seules. Mais bon : Dieu reconnaitra les siens, et si je ne fais pas partie du lot au premier voyage, je sais qu’il m’expliquera pourquoi et saura me faire décrocher mon paradis au repêchage.
P.A : Et donc…?
M.B : La fresque numérique de Aymeric Giraudel – qui, je le rappelle, procède de la même démarche artistique, du même modernisme pour illustrer l’Apocalypse de Jean, que celle et celui de Michel-Ange à son époque pour proposer à ses contemporains une illustration du Jugement Dernier dont est orné le mur de l'autel de la chapelle Sixtine – cette fresque m’est tombée sous les yeux sans que je la cherche. Le hasard (auquel je ne crois pas en tant qu’accident gratuit) m’eût pu proposer une autre image de foule, de lynchage, de folie que celle-ci pour imager l’accompa- gnement bestial de la montée au Golgotha. Mais ce n’eût été qu’une illustration faussement historique, sociale, et donc malgré tout rassurante, parce que représentatives de normes connues et reconnues. Les causes, les déchaînements de la montée au Golgotha dépassent… ou plutôt sont très en-deçà de ces deux plans-là. Ils sont précisément dans l’homme animal dépouillé, privé, amputé de son humanité : à nu !
P.A : Les corps chez Giraudel sont d’une beauté qui dément la laideur, la sauvagerie que vous voulez illustrer, dénoncer… ?
M.B : Je trouve qu’ils ont la beauté hypnotique des pulsions grégaires, des hystéries collectives dont des peuples se sont souvent réveillés et sortis sans comprendre comment ils avaient pu y céder, y participer (ré-assénons encore et toujours les mêmes exemples : nazisme, Rwanda, Bosnie… mais il y en a quotidiennement de nouveaux, proches, bêtes et tout aussi dangereux : manifestations sportives ou/et politiques, etc…). A lire, tiens : "Mangez-le si vous voulez" de Jean Teulé (merci Bruno Rotival qui me l'a fait connaître). Ces "Récits..." - celui de Péguy comme le mien - attestent moins la divinité de Jésus le Nazaréen que la bestialité de l'homme. Dans la fresque de Giraudel, le rythme du montage est double et tellement adaptée à la Passion.
ECCE HOMO Antonio CISERI 1821-1891
P.A : Vous parlez de montage... c'est le cas de le dire...!
(Rire de M.B)
M.B : En bas, un précipité de foule païenne et sculpturale, un élan, un mouvement ascendant de spectateurs allant à des jeux annoncés de cirque. C’est, au goût et désespoir du jour, le même mécanisme que celui du bouc émissaire. Simplement, cette « unique » fois-là, il s’agit d’un doux… comme un agneau. En haut : un arrêt sur image, une déjà éternité d’ascension dans une nudité qui elle est celle de l’Homme nouveau né.
P.A : Cela n'a pas pu sauter qu’à vos propres yeux...!
M.B : Certes non, heureusement ! Mais des yeux ont été voilés avant qu'ils ne voient. Eblouissante nudité ! Dénudante lumière qui éclaire en pleine face nos vérités les plus basses comme les plus hautes !