8 janvier 2010
5
08
/01
/janvier
/2010
17:00
Année qui commence...
L'image a été prise à l'île de la Réunion au matin d'une journée où le soleil et la brume n'allaient pas cesser leur amoureux et changeant ballet. Passage : trait pictural de réunion entre jour
naissant et nuit, entre ciel et terre, entre deux années enfin dans un lointain que le besoin et l'envie de chacun veulent voir plus serein que brumeux et voilé... plus serein parce que,
justement ! un peu brumeux et voilé : l'Espérance.
"L'Espérance, c'est un phénomène assez particulier que nous avons souvent du mal à discerner et qu’il faut, à mon
sens, distinguer de l’espoir. L’espoir... on s’y raccroche plus ou moins désespérément avec plus ou moins de conviction, de presque résignation : c’est une bouée de sauvetage, un mieux à
venir et vague qu‘on évoque ou qu’on invoque, une presque vue de l’esprit.
L’Espérance, en revanche, c’est déjà la rive aperçue. C’est une présence, une présence que l’on ressent auprès de soi d’une façon presque palpable lorsqu’on retrouve un peu de
calme et de sérénité après un long tunnel, une descente de rapides, une traversée du désert. Elle nous fait percevoir, ressentir, une sorte de détente de notre être. Nous portons tout à coup un
regard différent sur les êtres et les choses - peut-être est-ce parce que, grâce à elle, nous devenons plus réceptifs : nous les percevons. Invisible mais palpable, c’est elle que nous
percevons, elle qui se manifeste à travers les êtres et les choses : mystère de l’incarnation. Elle est là, véritablement réelle. Une vraie réalité.
Réalité qui vient... je dirais plutôt : qui est rendue possible - j’insiste sur ce point - par une
détente de soi, une décrispation, un déraidissement... de nos envies, de nos passions, de nos manques,
de nos obsessions. Parce que, peut-être, sommes-nous aller suffisamment loin, trop loin, parce que c’était trop, au-delà de nos limites, nous abandonnons : nous nous abandonnons enfin. Et nos
limites se repoussent et nous ramènent à nos rives qu’à nouveau nous apercevons. C’est à ce moment-là que nous nous sentons tenus, que nous réalisons qu’au lieu de couler nous flottons... Comme, cessant de se débattre, un naufragé dirait : « Je n’en peux plus,
j’arrête », et se rendrait compte alors qu’il fait la planche, qu’il ne coule pas forcément. Forcément pas : il sent - l’Espérance est de cet ordre-là - il sent que l’eau le porte. Quand
je parle de l’Espérance, quand j’utilise ce mot-là, c’est à cela que je pense : à une eau que tout à coup on n’agite ni ne trouble plus.
Cette présence, la toile de ce fond n’est pas
permanente : la nécessité seule doit faire loi. Nous n’avons pas tout le temps besoin d’elle - pitié pour elle et pour ceux qui, plus que nous parfois, s’affolent. Soulagés de retrouver nos
rives et de peut-être y accéder, nous devons moins dire « Bon ! maintenant, je suis tranquille pour quelque temps » que d’abord « Je vais me sécher », et nous rendre
compte ensuite que nous pouvons marcher. L’Espérance devient vos jambes. Et plutôt que d’être emportés par un courant, de nager à contre-courant, de nous vouloir écouler plus vite, nous nous
rendons compte que nous avons des facultés, des pouvoirs, des muscles et que nous pouvons nous porter nous-mêmes, que nous nous appartenons à nouveau en pleine propriété. Ce sentiment est
formidable et, de plus, assorti d’une joie intérieure et vraie. La compagnie que nous cherchons n’est plus pour que nous soyons gardés, mais pour que nous offrions notre générosité et
notre savoir vécu. Il devient aisé de s’apercevoir que nous côtoyons des gens qui se sentent seuls - ou qui le sont de fait -, autant ou plus que nous avons pu nous sentir seuls - ou que, de
fait, nous l’avons été - et avec lesquels nous avons un immense capital de générosité à faire fructifier pour le partager, de même qu’un savoir-vécu qui ne va qu’en s’augmentant au fur et à
mesure que nous avançons en âge.
A condition de ne pas s’aigrir. Ce n’est pas facile, ni toujours dépendant de notre volonté. Je
crois que nous sommes victimes de l’aigreur, qu’elle nous tombe dessus. Je ne pense pas que nous la cultivions, pas plus qu‘un boitement que la peur d‘avoir mal nous habitue à conserver. J’en
reviens à cette idée de raideur - qu’on pourrait dire : raideur de l’âme, de l’esprit, de l’affectif. L’Espérance n’est pas le contraire de l’aigreur - ce verrou n’est pas le sien mais
le nôtre. Alors que l’espoir nous laisse passifs, nous permet d’attendre quelque coup de baguette magique qui ferait disparaître comme par enchantement l’aigreur - puisque nous en parlons -,
l’Espérance est une action délibérée, une volonté libérée que nous assumons, que nous acceptons de prendre à notre compte, de porter. J’ai eu la chance et la joie de la reconnaître à certains
moments, et elle m’a tellement apporté... En même temps, j’ai appris à travailler et à cultiver non pas
l’aigreur mais plutôt la détente et la décontraction.
Ai-je choisi le « meilleur camp » ? Je vous laisse juge... Ce n’est pas toujours facile. J’ai un adage : « C’est dur mais c’est intéressant ». Je crois que tout est
atteignable... Les prix à payer sont différents selon les directions, les altitudes visées... D’ailleurs à tous ces mots-là, je préfère celui d’amplitude. Le fait d’être comédien
n’aide pas peu à avoir ce genre d’attitude et d’écoute de soi-même, ce qui fait nécessairement déboucher sur l’écoute des autres. Cela fait partie d’une formation de base, assorti d’une sorte
de... talent, dirons-nous. Je crois être ainsi fait. Je ne l’ai pas appris mais j’ai appris à me connaître. Et à connaître les autres aussi. Une chose a été très importante pour moi,
essentielle dans mon parcours : je me suis occupé de petits enfants - je m’en occupe encore d’ailleurs, autant que possible et pour autant que le Ministère de l’Education Nationale nous laisse
les moyens de le faire.
Je m’occupe d’enfants à partir du C.P. C’est beaucoup dire qu’à ce niveau je fais faire du théâtre... Mon objectif, dans le « travail » que je fais avec enfants, est
moins de les faire jouer que de faire en sorte qu’ils se sentent en paix avec eux-mêmes, qu’ils trouvent leurs propres repères d’espace et de temps afin qu’ils soient - à sept ans
déjà, ils en ont besoin - réconciliés avec eux-mêmes, qu’ils soient rassurés, qu’ils sachent qu’ils sont des « gens biens ». Les enfants sont des spectateurs à part entière, exclusive
: jusqu’à l’adolescence, un enfant ne fait que recevoir ce qu’on lui propose - ou lui impose. Si, parallèlement, il ne fait pas connaissance avec lui-même, il se retrouve au moment de
l’adolescence dans une espèce de cocotte-minute terrible. C’est alors que surviendra ce que l’on appelle les crises d’adolescence : tout éclate, tout explose.
Il faut évidemment entendre ce principe appliqué à tout adulte confronté à tout système. Dans mon travail sur ce
rapport, mon objectif est l’adaptation réciproque et alternative des deux. Et travaillant toujours pour l’homme en perpétuel devenir, il faut malheureusement souvent travailler contre les
systèmes qui ne devraient être que des jalons provisoires, des témoins d’évolution alors qu‘ils demeurent autant d’habits taillés sur mesure dont nous ne pouvons faire autrement que de défaire
les coutures - ce qui est un moindre mal : le tissu parfois se déchire, quand ce n‘est pas l‘homme qui, pour s’y adapter, s’atrophie.
Durant les moments passés avec les enfants, moments perlés de petits miracles, je vois des êtres en devenir qui se
réconcilient avec eux-mêmes, trouvent leurs propres modes de fonctionnement et s’avèrent être absolument capables de les adapter à des systèmes imposés - système scolaire, en l’occurrence. Les
classes avec lesquelles je travaille sont partagées en deux groupes : l’un qui « travaille bien » et l’autre dans lequel se posent des problèmes. C’est évidemment avec ce dernier que
j’ai le sentiment de faire un vrai travail théâtral, avec des enfants qui révèlent une attitude, une écoute, une aisance qui correspondent en même temps au besoin viscéral qu’ils ont de
parvenir à s’exprimer. Non pas d’être quelqu’un d’autre mais eux-mêmes - je fais en sorte qu’ils ne jouent pas un personnage : je bannis les déguisements, les costumes. Les petits bouts de
texte, les phrases que je leur fais dire - qui sont plus des exclamations - sont les leurs. Je les inclue dans un jeu, une mise en espace amusante, voire même absurde. J’aime beaucoup
travailler l’absurde avec les enfants parce qu'eux adorent ça. Il y a des séances durant lesquelles je me sens vraiment spectateur parce qu’ils me font me re-sentir. Lorsque je sens que ce que
je pressens est là et que ça sort, je sais que l’Espérance nous regarde au fond des yeux et, enchanté, comblé, je ris."
Michel BEATRIX
Entretien avec Macha Béranger - France Inter :
28.10.2000
1941-2009
Crédit photos :
1 & 4 : Michel Béatrix - 2 & 3 : Hervé Tharel
Published by Michel-Béatrix